28 septembre
1941. - Si l'on en avait le temps, on devrait écrire ce qui se
passe dans notre cerveau pendant l'espace d’une minute. Mais non,
le papier n'y suffirait pas. Et puis, comment retrouver le fil de
pensées aussi nombreuses et aussi rapides ? Autant vouloir
retracer dans les airs le vol d'une poignée de moineaux. D'un bout à
l'autre de la vie, il passe à travers nous comme un torrent d’idées
dont quelques-unes seulement sont perçues avec quelque netteté. À
ce compte-là, qu'est-ce qu'un journal et quelle vérité peut
contenir un ouvrage de ce genre ? Ce que nous détachons pour en
parler n'est qu'une partie infime d’un ensemble qui n'a toute sa
valeur que si l'œil l’embrasse en entier. Je ne suis pas, je n'ai
jamais été tout à fait l'homme du journal que j'écris. Quand je
relis les pages de 1928, de 1935, et même de 1940, il y a quelque
chose en moi qui élève une protestation. Je suis meilleur et pire
que je ne l'ai donné à entendre, mais j'ai toujours voulu être
vrai. Or être vrai est une chose, et être exact en est une autre.
Julien
Green, "Journal"
(Gallimard, La Pléiade)