Lorsqu’un tel arbre tombe, on se soucie peu de la broussaille qui pousse. Claude Lévi- Strauss était notre dernier grand penseur. Parce qu’il a révolutionné les sciences sociales mais, plus encore, parce qu’il a su nous offrir un autre regard sur les êtres et sur les choses en purgeant notre sens commun des catégories vieillies, en soulignant, notamment, combien les mécanismes de la raison sont aussi complexes dans la «pensée sauvage» que dans le laboratoire des savants et qu’il n’y a pas un homme cultivé et un homme naturel, un homme civilisé et un homme primitif. Tout simplement, parce qu’on ne voit plus le monde de la même manière avant et après Lévi-Strauss.
Le jeudi 27 juin 1974, Roger Caillois répondit au discours de Claude Lévi-Strauss, nouvel académicien, par une longue phrase malicieuse: «Monsieur, lorsque vous remontiez les fleuves impassibles pour vous interner dans la moiteur de ces tropiques dont vous avez dit la tristesse, vous ne vous attendiez pas, du moins je le présume, à siéger un jour parmi nous en ce costume non moins chargé d’ornements que de peintures et de tatouages les corps des Indiens que vous vous appliquiez à connaître et de qui vous avez eu l’humilité de déclarer recevoir des leçons – l’humilité ou peut-être la secrète satisfaction d’en donner une, par ce biais, à vos auditeurs.»
Jamais une méditation sur le savoir n’avait été servie par une écriture aussi limpide et aussi sensible. La distance qu’il mettait entre l’objet de ses études et lui-même lui fut souvent reprochée. Distant ? Non. Lévi-Strauss était un penseur qui avait l’orgueil modeste, notion que j’emprunte à Antonio Machado.
Que nous dit aussi Lévi-Strauss ? Il nous murmure à l’oreille ceci: si la pensée actuelle nourrit l’impression d’irréalité, si elle est impuissante à nous aider à comprendre les difficultés quand elles surgissent brusquement, c’est parce qu’elle a perdu de vue la différence qui existe entre les remous convulsifs d’une surface houleuse et le courant puissant, jamais interrompu, d’une vie chatoyante qui ne cesse de rouler en profondeur. Toute doctrine séparée de ce que nous faisons, de ce que nous voyons, de ce que nous étudions, menace d’être menteuse. Lévi-Strauss, auquel Le Magazine Littéraire avait consacré son dossier de mai 2008, que nous reprenons en partie dans ce numéro hommage, aimait citer un grand précurseur, le président de Brosses, haï de Voltaire, qui mettait en pratique en permanence cette maxime : « C’est dans l’homme même qu’il faut étudier l’homme : il ne s’agit pas d’imaginer ce qu’il aurait pu ou dû faire, mais de regarder ce qu’il fait. »
Tout homme moderne souffre d’un trop-plein de doctrines. Nous vivons dans un monde qui se gave de systèmes, d’idées, de théories, mais les symptômes de l’indigestion deviennent, de jour en jour, plus nets, plus visibles. Lévi-Strauss à peine disparu, des critiques ont surgi. Quoi ? Il aurait refusé de participer aux vains combats qui ont irrigué notre siècle ? Quelle outrecuidance ! Or c’est justement là que Lévi-Strauss donne toute sa mesure. Dans le refus des assignations à résidence. Sa temporalité était autre. Il n’a pas considéré ses contemporains comme des obstacles à vaincre. Il ne s’est pas agité dans des micro-querelles germanopratines. Il ne s’est pas servi d’autrui comme d’une perche pour sauter plus haut. « Il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même », nous dit Montaigne. Si grande que soit notre lampe, ne donnons jamais l’huile qui l’alimente mais la flamme qui le couronne.
Joseph Macé-Scaron, in Magazine Littéraire
terça-feira, 29 de dezembro de 2009
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